Ceux qui me lisent ici ou ailleurs depuis longtemps savent que j’ai souvent expliqué que les principales mutations technologiques, économiques, idéologiques, culturelles et politiques de nos sociétés sont en général précédées par des ruptures de très grande ampleur dans la pratique de la musique. Parce qu’elle peut explorer le champ des possibles plus vite que les autres secteurs d’activité, ralentis par leurs composantes plus matérielles. Ainsi, on a pu déduire de l’apparition de la salle de concert, l’imminence de la prise de pouvoir par l’économie de marché ; de la naissance de l’orchestre symphonique le prochain avènement de l’ère industrielle ; du gramophone l’annonce de la société de consommation ; de la musique atonale la venue des catastrophes du vingtième siècle, et de la diffusion de la musique en ligne l’émergence de l’économie du virtuel.

Aujourd’hui, une nouvelle mutation majeure s’annonce, là encore plus rapide en musique qu’ailleurs : celle qu’entraîne, partout, l’arrivée de l’Intelligence Artificielle. Un véritable tsunami.

D’abord, se constituent à grande vitesse des bases de données musicales nourries de la totalité des œuvres existantes ; et on commence à s’en servir pour écrire de nouvelles œuvres en les mélangeant les unes aux autres. Plus encore, des applications (comme Soundful’s AI Music Generator ou d’autres), permettent désormais à chacun, sans formation préalable, d’inventer un nombre infini de nouveaux instruments de musique, et d’explorer tout le champ des possibles mélodiques, harmoniques, instrumentaux, vocaux, stylistiques, rythmiques et tout le spectre fréquentiel.

Et, comme on pouvait le prévoir il y a très longtemps, (cf. Bruits), chaque consommateur de musique va désormais pouvoir s’instituer compositeur. Déjà, aujourd’hui, plus de 100.000 œuvres nouvelles apparaissent chaque jour et la quantité de musique disponible va doubler tous les deux ans. Des chansons nouvelles, interprétées par des doubles IA de chanteurs connus, deviennent virales sur les réseaux sociaux. Par exemple, une reprise d’une chanson populaire par une copie IA de la chanteuse belge Angèle a eu très récemment des dizaines de millions de vues. Plus encore, on a fait chanter du rap par Edith Piaf. Et on pourrait faire chanter du chant grégorien par Taylor Swift, de la musique soul par la Callas, faire écrire des Gospels par Joseph Haydn, de nouvelles suites pour violoncelle par Bach ; faire jouer du métal par Ravi Shankar ; et, même, pourquoi pas, faire chanter une Messe de Bach par un chœur de dauphins.

Et qu’on ne dise pas que ce n’est que du plagiat : le nouveau n’est jamais que le pont fait entre deux choses que personne n’avait pensé ou pu relier jusqu’alors.

Tout cela sera, plus généralement, en fait, l’annonce d’une société où la créativité deviendra infiniment disponible et où disparaîtra la distinction entre producteur et consommateur et entre artiste et copiste. Vertigineux.

Dans cette société, les droits des musiciens sur leurs œuvres, qui auront servi à entraîner ces IA, pourraient être totalement balayés. Déjà, selon le US Copyright office, la musique produite par AI n’est pas protégée par un copyright ; en particulier, dans le cas où l’IA génère des mélodies et des paroles originales et imite la voix d’un chanteur célèbre, il n’y a aucune violation du droit d’auteur de l’artiste dont la voix a été imitée. De plus, il est très difficile de retrouver dans une œuvre de l’IA celles qui l’ont inspiré, à moins de pouvoir retracer dans la base de données tous les composants de cette œuvre comme on cherche, souvent en vain, à retracer l’origine des composants d’un produit alimentaire. C’est très difficile, mais pas impossible. Si on le voulait.

Les grands interprètes, eux, conserveront leurs droits d’auteurs et leurs rémunérations pour leurs concerts et leurs écoutes en ligne sur les plateformes. Alors que les innombrables nouveaux talents, rendus possibles par ces nouvelles technologies, auront du mal à obtenir que les plateformes leur donnent une chance : noyées de propositions nouvelles, elles concentreront leurs efforts sur les artistes déjà connus, et développeront avec eux (c’est déjà le cas, pour certains) des ateliers numériques, composant et jouant pour eux.

On peut même penser, comme Martin Solveig,  que ces plateformes,  soucieuses de rassembler un maximum d’audience, feront interpréter des œuvres composées par l’IA par des gens célèbres (ou leurs doubles numériques), connus pour autre chose que la musique, et qui auront ainsi franchi la barrière à l’entrée de la notoriété. Par exemple par un cuisinier fameux, un grand sportif, un influenceur mondialement connu, une vedette de talk-show.

Dans cet avenir, la visibilité définira seule la valeur ; la renommée deviendra le principal actif ; et les consommateurs, comme les spectateurs des concerts, ne se contenteront plus de consommer un bien ou un service. Ils auront à choisir entre s’enfermer dans leur bulle de producteur /consommateur anonyme, ou appartenir à l’univers d’une star, pour partager sa notoriété et son illusoire immortalité ou encore se révolter contre l’un et l’autre, en agissant.

Dans un monde où s’accumulent d’innombrables menaces, et où il y a tant à faire pour que ces moyens vertigineux soient mis au service de la création, du savoir et du bien, l’illusion pourrait donc prendre le pas sur l’action. Cela ne serait pas une bonne nouvelle. Ce n’est pas inéluctable. Car le leurre s’arrête toujours aux frontières du réel.

 

Références

Attali, J. (1976). Bruits. Paris: PUF. Récupéré sur https://www.puf.com/jacques-attali

Image générée par l’IA (Midjourney)